Gurdjieff : à propos du trait principal
Gurdjieff a parlé d’un trait central dans la psychologie de l’homme, un trait autour duquel gravite tout ce qui est faux en lui. «Tel homme parle trop ; il doit apprendre à se taire», dit-il. «Tel homme se tait, alors qu’il devrait parler». Pour chacun, ce trait principal est taillé sur mesure, ce qui fait que les efforts pour le contrôler sont très personnels et très concrets.
Le fait qu’un seul trait caractéristique soit à la base de tous nos autres traits, est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle : d’un côté, cela nous épargne une étude démesurée, puisque nous ne devons nous concentrer que sur une seule tendance mécanique. Si nous parvenons à contrôler cet axe central, nous maîtriserons d’un seul coup tous les rayons qui en sont issus. Mais, d’autre part, cette tendance est si profondément ancrée dans notre constitution psychologique que nous sommes incapables de la voir.
L’aveuglement est l’une des caractéristiques fondamentales du trait principal. L’homme est endormi parce qu’il ne sait pas qu’il est endormi. Il est gouverné par des actions mécaniques parce qu’il ne peut pas les voir. Aveugle à ce qui détermine sa propre conduite, l’homme demeure incapable de se voir tel qu’il est, à moins que quelqu’un d’autre ne le lui montre.
Les sources possibles de Gurdjieff
L’ancienne sagesse grecque

Hercule terrassant l’Hydre de Lerne
Ce point aveugle, ce point faible, est représenté dans plusieurs mythes de différentes cultures, notamment dans le célèbre mythe d’Achille. Capable de résister à toutes les attaques, ce formidable guerrier invaincu n’avait qu’une seule faiblesse, qui lui fut fatale. Les Grecs ont inventé l’expression «Talon d’Achille» pour désigner cette faiblesse principale mortelle.
Ce même principe apparaît dans un autre grand mythe grec : Hercule et l’Hydre de Lerne. L’un des douze travaux d’Hercule consistait à aller tuer l’Hydre, un serpent possédant de nombreuses têtes qui exhalaient du poison. Quand Hercule tranchait l’une des multiples têtes de l’Hydre, il en repoussait deux autres à la place.

Hydra enroulement sa queue autour du talon d’Hercule
Ce que Gurdjieff exprima à travers un système, les Grecs l’ont transmis à travers des mythes : les multiples têtes qui repoussent sur le corps de l’Hydre représentent psychologiquement les multiples rayons reliés à l’axe du trait principal. La tâche du Héros grec—abattre l’Hydre—symbolise l’acte héroïque de la maîtrise de soi.
Mais la maîtrise de soi est difficile, et nous nous trouvons souvent prisonniers du filet de nos illusions sur nous-mêmes. Un fragment de marbre du 17e siècle, représente l’Hydre enroulant sa queue autour du talon d’Hercule, aggravant ainsi la situation déjà délicate de celui-ci. Une fois de plus, c’est le point aveugle, la faiblesse principale, qui va faire obstacle à la bravoure du héros.
Hercule ne parvient à achever son adversaire qu’avec l’aide d’un ami qui cautérise, avec du feu, chaque moignon de cou tranché. Le feu empêche que de nouvelles têtes ne repoussent. Notre héros fut forcé de prendre le problème à sa racine, tout comme Gurdjieff conseillait à ses étudiants de tirer profit de leur faiblesses principales.
Achille, comme on le sait, connaîtra un destin différent de celui d’Hercule. Il perdra la vie à cause de son point faible, le talon. Paris lui transpercera le talon d’une flèche trempée dans le sang empoisonné de l’Hydre.
L’ancienne sagesse chrétienne

Adam et Eve à genoux au Jugement Dernier. Un serpent mord talon d’Adam
Adam et Eve agenouillés au Jugement Dernier. Un serpent mord le talon d’Adam.
Si le trait principal occupe une place aussi importante dans la psychologie humaine, on peut s’attendre à ce qu’il devienne un dogme central du Christianisme ésotérique–et ce fut le cas. Adam et Eve, les géniteurs de l’humanité, incarnent tous deux le principe et les conséquences du trait principal.
Adam et Eve ont le grand honneur d’être les parents de l’humanité, mais ils sont aussi célèbres pour avoir commis le «péché originel», pour avoir succombé à la tentation du serpent et avoir ainsi perdu le Paradis. L’imagerie traditionnelle du Jugement Dernier dépeint cette scène, montrant Adam et Eve accroupis devant le Christ Juge, implorant le pardon pour leur fameuse faute.
Un énorme serpent s’enroule autour Adam vers le bas, jusqu’aux enfers. En jouant avec le serpent, nous avons le choix entre deux possibilités : soit monter au paradis, soit tomber en enfer. Et où le serpent menace-t-il de mordre Adam ? Où ? Au talon, bien sûr!
Nos sens étant principalement localisés dans notre tête (à l’exception du sens du toucher), le talon se situe donc à l’extrême opposé du lieu de notre conscience. C’est un point faible dans notre physique. Mais ce qui est en dehors est comme ce qui est en dedans, et les mythes antiques établissent une correspondance entre cette faiblesse physique et une certaine faiblesse psychologique, que George Gurdjieff appela « trait principal ».
La perspective d’être aveugle à ce qui est au cœur de notre mensonge est très inquiétante. Mais, de cette faiblesse nous pouvons faire une force : nous pouvons reconnaître notre aveuglement et le transformer en une impulsion qui va nous entraîner sur l’héroïque sentier de la maîtrise de soi.
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